L’ylang ylang de Madagascar au cœur de fragrances iconiques
L’ylang ylang de Madagascar au cœur de fragrances iconiques
Les « années folles » — période marquante de l’histoire de la mode, où glamour, élégance et émancipation se mêlaient — ont vu naître une légende : « Chanel N°5 ». Bousculant tous les codes de l’époque en portant l’ylang ylang (Cannanga odorata) en note de cœur, le parfum de Gabrielle Chanel (alias Coco) est devenu la référence frôlant le mythe, dans le monde de la haute parfumerie. Aujourd’hui, l’hypnotique fleur, dont Madagascar est une des terres de prédilection, est aux cœurs de « J’adore In joy » de Dior, de « Murmure » de Van Cleef & Arpels, de « Samsara » de Guerlain, d’« Organza » de Givenchy, … Tous des incontournables !
Remontant à l’époque des grandes dynasties et monarques, l’histoire de la parfumerie est mêlée de légendes et de voyages aux quatre coins du monde. Auparavant uniquement réservé à la cour et à la bourgeoisie, se parfumer ou avoir sa propre fragrance est devenu un art d’exprimer son identité, au même rang que la mode, l’art de la bienséance ou tout simplement le charisme naturel.
Pour dénicher les essences les plus rares, les plus grands parfumeurs partent parfois à des milliers de kilomètres de chez eux pour trouver l’inspiration. En véritable invitation au voyage, l’essence d’ylang ylang, ou la « fleur des fleurs » (traduit de l’indonésien), fait partie de ces essences complexes, luxueuses et hors de prix, très recherchées par les grandes maisons.
Le succès intemporel du Chanel N°5 est en partie bâti sur cette fleur tropicale, dont Madagascar est en passe de devenir le premier producteur mondial. Avec la hausse des demandes, l’île est en effet passée en quelques années d’une production d’environ 25 tonnes, à plus de 60 tonnes d’huile essentielle d’ylang ylang, pour une valeur de près 8 millions USD par an (statistiques records de 2017). En vue de cette performance, Madagascar détient 25% du marché mondial de l’ylang, qui part surtout pour l’Europe et les États-Unis. Un marché de niche se développe également vers l’Extrême-Orient, notamment au Japon. Question traçabilité, la Grande-île est sur la bonne voie pour la première place mondiale en tant que producteur d’ylang ylang certifié biologique.
Grâce à l’ylang, Chanel N°5 aurait eu tellement de succès que Coco Chanel a créé, non sans réussite, un autre parfum à dominance d’ylang : « Bois des îles ». Tout a commencé par une histoire où la femme n’a jamais autant affirmé son identité, à une époque où régnaient mœurs conservatrices et bienséance surcodée. Mais en parallèle, l’art et la mode, n’allant plus l’un sans l’autre, étaient au summum de leur apogée, un mérite et un exploit propres aux années folles.
La naissance d’une légende : « un parfum de femme à odeur de femme »
Coco Chanel était le paroxysme personnifié de la révolution et de l’audace des années 20, d’abord car elle était la première à avoir osé allier la haute couture et la parfumerie. Ensuite, pour une première, elle a voulu pousser les codes encore plus loin en demandant une fragrance inimitable, complexe et composée de A à Z, à l’instar des robes qu’elle créait. Elle souhaitait, selon ses propres mots : « un parfum de femme à odeur de femme », et moderniser cette dernière au point de la hisser au rang de muse.
Pour créer son parfum, elle a alors fait appel à Ernest Henri Beaux, parfumeur à la cour des tsars et créateur du célèbre « Bouquet de Napoléon ». L’idée était de faire appel au génie du créateur, pour composer quelque chose d’assez abstrait et de mystérieux tel un tableau de peintre ; chose peu commune aux parfums de l’époque facilement identifiables, et qui tournaient surtout autour du jasmin et du muguet. Pour être à la hauteur du perfectionnisme de Mademoiselle, Beaux est allé rechercher l’inspiration aux quatre coins du monde, et a en partie misé sur les notes puissantes et épicées de l’ylang, pour faire voyager les sens. Son parfum contenait notamment au moins 10% d’essence de la fleur.
En véritable parfum coup de fouet, le N°5 de Chanel a apporté un souffle de liberté sans précédent, pour toutes les femmes de l’époque. Mademoiselle Chanel elle-même l’avait testé en première, et aurait fait tourner les têtes partout où elle passait. L’expression du féminin absolu : en le portant, une femme se sent tout de suite dotée d’un certain pouvoir de séduction, avec une touche de danger et un côté insaisissable. Bousculant les codes jusqu’au bout, elle avait choisi un contenant simple et épuré au maximum — a contrario de ceux de l’époque — avec un bouchon taillé tel un diamant, une ultime touche d’élégance.
Fait marquant de l’histoire, le succès déjà retentissant du Chanel N°5 aurait décuplé grâce à Marilyn Monroe, un autre symbole intemporel de la féminité. Au sommet de sa gloire, la star avait en effet répondu à la question d’un journaliste (du magazine Marie Claire), portant sur ce qu’elle portait pour dormir. La réplique fut inoubliable : « Juste quelques gouttes de Chanel N°5 … ». Les ventes du parfum ont par la suite décollé de façon spectaculaire. Aujourd’hui encore, il reste le parfum le plus vendu au monde avec un record d’un flacon écoulé toutes les deux à cinq secondes !
Succès perpétué grâce à sa longue liste d’égéries de marque : de Mademoiselle elle-même à Catherine Deneuve, Vanessa Paradis, Nicole Kidman, Audrey Tautou, Kristen Stewart, Lily-Rose Depp, … le parfum est monté au rang d’objet culte et a même sa place dans le musée d’Art moderne de New York dès 1959. Pour la première fois, une célébrité masculine (Brad Pitt) a même accepté d’être l’ambassadeur d’un parfum féminin. A l’heure actuelle, l’empire Chanel (parfums, cosmétiques, prêt-à-porter, …) pèserait près de 10 milliards USD, dont les 43,7 millions USD sont uniquement générés par Chanel N°5.
Une fragrance propre au terroir malgache
Le N°5 de Chanel a apporté un souffle précurseur sur plusieurs décennies, à l’économie de l’ylang dans les îles de l’océan Indien, dont Madagascar. Grâce à la tendance majeure apportée par Chanel, la parfumerie a aujourd’hui atteint une valeur 48 milliards USD au niveau mondial (2021), dont les 20% sont générées par la parfumerie fine. Les experts estiment que ce chiffre passera à 52 milliards USD d’ici 2025, et Givaudan, le leader mondial du marché et implanté à Madagascar, y contribue pour une valeur d’environ 5 milliards USD.
Les essences composant la parfumerie fine sont considérées comme des pièces de joaillerie, telles qu’elles sont devenues vitales pour ces industries de luxe. Pour la maison Chanel, elles sont si précieuses qu’elles sont scellées à double tour dans une chambre secrète au sein de leur laboratoire. On y trouve notamment de grandes matières premières florales dont l’ylang, une véritable aubaine pour Madagascar. « On les stocke ici du fait de leur rareté, car ce sont des produits de récoltes annuelles et du fait qu’elles sont souvent très onéreuses », expliquait dans un documentaire sur Chanel N°5, un responsable de laboratoire de la prestigieuse marque. « Ce sont nos pépites, nos petits diamants, notre écrin … » disait-il.
Outre le parfum icône, de grandes maisons comme Dior apprécient particulièrement l’ylang de Madagascar. François Demachy en personne, son parfumeur et créateur exclusif, fait des milliers de kilomètres depuis la France pour apprécier à sa source la fameuse fleur. Cette dernière est notamment appréciée de la parfumerie fine parce qu’elle fait partie des rares fleurs avec lesquelles l’on peut extraire des essences. D’après l’expert, elle serait si peu colorée en comparaison des autres fleurs, qu’elle aurait besoin d’exhaler des fragrances pour se faire remarquer par les pollinisateurs. Dans la parfumerie, la fleur serait synonyme de soleil, de chaleur et de luminosité. « On utilise cet inconscient pour évoquer un côté solaire, un côté joyeux dans un parfum », disait-il.
Bien que d’origine indonésienne, l’arbuste se serait si bien adapté au sol malgache que l’île possède aujourd’hui des essences d’ylang uniques au monde. Ce qui les distingue entre autres, ce sont les concentrations de certaines molécules spécifiques. Plus légères que celles extraites aux Comores par exemple, les essences d’ylang de Madagascar ont un profil chimique complètement différent, que Dior apprécie et met au cœur d’un de ses parfums phares, « J’adore In Joy ». Cette dernière est une déclinaison de « J’adore », le premier et le seul parfum au monde, à avoir détrôné une fois Chanel n°5 en vente en 2010 (avec un chiffre de 43,8 millions USD).
« J’adore In Joy », avec pour égérie Charlize Theron, porte l’ylang ylang de Madagascar en ingrédient phare.
« L’hypothèse la plus soutenue est qu’il y a un effet terroir qui joue, et aussi des techniques de distillation », estime Lisa Generali, responsable commerciale en France pour les huiles essentielles de Jacarandas, une entreprise malgache œuvrant dans les huiles essentielles bio et les épices. « Nous, on le fait par entraînement à la vapeur », précise-t-elle.
Les conditions pédoclimatiques du sol malgache sont en effet idéales pour une grande diversité végétale, et intéressent beaucoup d’investisseurs dans l’agribusiness. « Madagascar est une île où la richesse endémique, la richesse du sol et la richesse du climat permettent d’avoir une variété de production très importante, car du Nord au Sud les climats sont différents, et sur les hauts plateaux c’est encore le cas », indique Matthieu Richard, manager projet à Jacarandas.
Inverser la tendance grâce au développement durable
Le marché mondial de l’ylang est principalement alimenté par Madagascar et les Comores. Si ces dernières avaient quasiment le monopole du marché pendant des décennies, la tendance serait aujourd’hui sur le point de s’inverser. Deux principaux phénomènes seraient à l’origine de cette inversion, le premier étant les grandes avancées de la Grande-Île en termes de développement durable. En vue de l’urgence climatique mondiale et la tendance de consommation actuelle, le marché est en effet de plus en plus demandeur de produits certifiés biologiques, et équitables. Se conformant aux demandes de ce marché, Madagascar s’est vu adopter la loi n°2020-003 sur l’agriculture biologique, afin d’en réglementer l’exportation et les cahiers des charges des produits, conformément à la protection de l’environnement et des questions éthiques.
Pour le cas de Jacarandas par exemple, des efforts sont concentrés dans le but de réduire la consommation énergétique des alambics, grâce à des innovations technologiques. Ces innovations leur ont notamment permis de réduire considérablement leur consommation de bois. D’un autre côté, ils compensent également leur émission de carbone par des projets de reboisement, et des systèmes de plantations respectueux des écosystèmes. Dans ce sens, les essences d’ylang produites par l’entreprise sont entièrement certifiées biologiques.
Un autre point qui intéresse les grands parfumeurs : les méthodes de production éthiques et traçables. « De l’ylang on en trouve partout dans l’océan Indien. Mais la raison pour laquelle la qualité de Nosy be m’intéresse c’est que c’est une qualité qui est complètement traçable. C’est important pour nous parce que non seulement c’est une question d’éthique, mais aussi, ça nous permet d’année en année d’avoir les mêmes qualités », confirme Demachy.
Jacarandas est fier des bons rapports avec les paysans avec lesquels il contracte, dans un respect mutuel des engagements pris dans le cadre d’une agriculture contractuelle. Cela permettrait d’obtenir des normes de qualité constantes, tout en assurant des revenus stables aux paysans. En plus d’une plantation d’ylang de 50 ha, l’entreprise travaille avec cinq associations paysannes pour l’ylang, et exporte près de deux tonnes d’huiles essentielles par an (par la distillation de près de 90 tonnes de fleurs). L’ensemble des producteurs est suivi et formé pour respecter un cahier des charges très strict, un gage de qualité auprès du client final.
Le deuxième facteur qui a conduit à la montée en flèche de Madagascar en termes de ventes, c’est une fluctuation du marché pendant la crise liée à la Covid-19. Contrairement à d’autres pays fournisseurs d’ylang, le pays se serait adapté à la baisse des prix, conduisant à un apport clientèle considérable. « 50% du marché capté par les Comores s’est déplacé vers Madagascar », affirme Matthieu Richard.
Une terre de prédilection pour l’agribusiness
En plus des facteurs pédoclimatiques susmentionnés, d’autres points clés attirent les investisseurs en agribusiness à Madagascar. Il serait notamment plus important autant pour cette catégorie d’entrepreneurs, que pour les clients finaux, de pouvoir retracer un produit depuis sa terre d’origine, puis la plantation, jusqu’à la transformation en produit fini.
Travailler sur des plantations sur place offrirait également beaucoup d’avantages, car cela permet de valoriser ce que l’on appelle des itinéraires de cultures. Il s’agit en effet d’une sorte de suivi à la source (qualité du sol, teneur en azote, humidité, …), permettant de définir et de standardiser des facteurs de développement optimaux à travers toutes les plantations.
Par ailleurs, des initiatives de reboisement permettront plus de disponibilités en termes d’énergie, pour le secteur des huiles essentielles. De plus, une plateforme a été dédiée spécifiquement pour ce secteur à Nosy be depuis quelques années, par le projet de Pôle Intégré de Croissance (PIC). Elle permet de réunir tous les acteurs de la filière pour discuter par exemple de solutions plus durables sur la consommation énergétique dans la filière ylang.
« L’ylang doit parachever sa transition écologique pour être durable dans le temps. Aujourd’hui, oui c’est un succès, mais si on veut que ce soit un succès durable, il y a encore beaucoup de travail à faire. C’est l’enjeu de la filière », conclut Matthieu Richard.
© EDBM/Source: Trademap